Qui est l’Abbé Pierre, Fondateur du Mouvement Emmaüs ?
Il n’accablait ni ne culpabilisait personne, mais il offrait des solutions. Il a su faire confiance à ses compagnons, considérant que chacun d’entre eux, quel que soit son passé ou ses blessures, était capable de donner même le peu qu’il avait. En ce sens, on peut dire que l’abbé Pierre fut l’homme de la résilience. Avec lui, aucune cause, aucun être humain n’était jamais perdu.
Devant la misère, on est tous aveugle; on s’arrange pour ne pas regarder. Mais lui, il savait voir. Mieux : au lieu de déplorer, il agissait. Alors certains lui reprochent son côté médiatique : pour ma part, je préfère voir l’abbé Pierre utiliser la télé, plutôt que Patrick Le Lay (PDG de TF1, qui admet vendre du «temps de cerveau disponible»). Si aujourd’hui, le Parlement reconnaît le «droit au logement», si ce dernier fait reculer le droit de propriété, c’est au fond un coup de l’abbé! C’est son héritage. Sinon, sa mort, il m’en a encore parlé il y un mois: pour lui, ce devait être une rencontre formidable – LA rencontre.
J’avais beaucoup de respect pour l’abbé Pierre. Son charisme, sa rhétorique très élégante et convaincante m’ont frappé. Ce fut la première utilisation des médias au service d’un objectif de solidarité. C’était un précurseur. Il avait la capacité de s’adresser à la société dans son ensemble et pas seulement à un public spécifique. C’était une voix, une silhouette, une façon d’être très particulière, une figure à part. Il laisse une image du catholicisme social absolument essentielle : un catholicisme audacieux, obstiné, sachant faire avec la société telle qu’elle fonctionne. Pourtant, l’affaire Garaudy m’a heurté. J’y ai vu un refus obstiné et mal placé de rompre une amitié ancienne. Cela reste une tâche.
J’ai une profonde admiration pour l’abbé Pierre qui est l’un des rares saints de notre époque, mais je suis parfois agacé par l’usage qui est fait de son image. Je trouve que l’on a trop souvent tendance à l’utiliser pour discréditer les hommes politiques en confondant morale et politique. J’espère qu’en ces temps de campagne électorale, nous célèbrerons dignement la mémoire de l’abbé Pierre, ...,. On ne demande pas aux politiques d’être généreux en donnant aux pauvres, mais de bien utiliser l’argent des citoyens qui n’est pas le leurs.
Je ne veux pas être plus ému qu’il ne doit l’être. En mourant, l’abbé Pierre s’en est allé vers une rencontre décisive pour lui, une rencontre avec un ami. Sa disparition, c’est une volonté en moins parmi nous.
Je me souviens des ramassages de ferrailles dans la cour du collège, à Béthune, quand j’étais gamin, en 1954. J’y ai participé avec l’ardeur de mes 17ans. C’était extraordinaire, tout le monde était mobilisé. Je ne savais pas encore que je deviendrai prêtre, mais j’ai été touché par ce curé bouillant. Il a dû connaître une sorte de révélation. Pas eu une apparition, mais une indignation face à la pauvreté. Ensuite, il a pas pu s’empêcher d’aller au bout, en entraînant du monde avec lui. Car sans les chiffonniers d’Emmaüs, il n’aurait pas fait tout ce qu’il a fait. Ce serait une connerie de le mettre sur un piedestal. On essaierait de gommer ses faiblesses, d’oublier son faux pas quand il a soutenu l’écrivain Garaudi. Quoi qu’il en soit, il me rend fière d’être catho.
Je me souviens de lui au moment de la mobilisation pour les sans-papiers de l’église Saint-Bernard à Paris, il y a dix ans. Mon épouse et moi y étions très investis. L’abbé Pierre venait nous voir à l’église, il nous encourageait formidablement. Chacun de ses gestes laissait percevoir une humanité incroyable. C’est en grande partie grâce à lui si aujourd’hui le logement figure dans tous les programmes politiques des candidats à la présidentielle, si la mobilisation civique est importante. Par un concours de circonstances, il nous quitte au moment où son message est présent dans tous les esprits.
J’ai présent, dans la mémoire et dans le cœur, la première apparition de l’abbé Pierre. C’était en 1954. À cette époque, la figure de saint Vincent de Paul était redevenue célèbre à travers le film interprété par Pierre Frenay. Quand l’abbé Pierre est apparu, c’était comme si saint Vincent de Paul surgissait à nouveau dans le présent. Ce personnage qu’il a peut-être intuitivement endossé ne l’a jamais quitté. Après les années de la Résistance et de la vie politique, il a été saisi par cette mission auprès des pauvres. Pour les Français, il représentait cette part d’eux-mêmes qui est marquée par l’amour des pauvres, l’espérance de la justice, le témoignage de l’Évangile.
Je répondais toujours présente quand il m’appelait : au salon Emmaüs chaque année à Paris, comme sur ses actions internationales. Nous avions créé des T-shirts «Vive l’Afrique» pour son travail au Bénin. L’abbé, c’est pour moi l’Église comme elle devrait être : ouverte, tolérante et généreuse.
Adieu l’abbé, te voici donc enfin «en grandes vacances» près du bon Dieu, toi qui te disais si impatient de le retrouver. Mais nous, nous avions fini par te croire éternel, assis silencieux dans ta petite maison d’Alfortville, à prier et toujours prêt à tempêter encore contre la mollesse et l’indifférence de nos sociétés aux injustices les plus criantes. À chaque visite, ta vieille carcasse nous apparaissait plus affaiblie, et tu en rajoutais, pour nous faire pencher plus près de ton oreille. Mais dans ton regard, toujours la même colère et la même force impérieuse. Ta main tremblait pour écrire cette lettre à Monsieur et Madame tout le monde qui allait interpeller dans les pages de La Vie tous ceux qui ont un toit sur leurs têtes. Mais quelle rage dans ces quelques lignes. À la sortie de ta maison, nous nous retrouvions toujours sonnés sur le trottoir, à nous demander comment servir au mieux la pertinence de ton discours. Adieu l’abbé, nous sommes aujourd’hui orphelins, comme des millions d’exclus qui perdent un immense apôtre, comme des millions «d’inclus» qui comptaient sur tes indignations pour mieux agir. Il va nous falloir désormais devenir grands.